22

 

 

 

Irène se réveilla, se dressa sur son lit, effrayée. Elle était certaine que quelqu’un était entré dans sa chambre, s’était penché sur son lit, l’avait regardée, s’était penché plus encore… Son cœur battait si fort que sa nuque crispée de peur faisait osciller sa tête à chaque battement. Lentement, comme si un geste brusque eût pu déclencher une offensive, elle tendit la main vers sa table de chevet, y prit ses lunettes, les porta à son visage. Elle regarda autour d’elle. Dans la pièce suffisamment éclairée par la veilleuse, elle ne vit personne. Mais dans le mur, en face du lit, une porte, dont elle n’avait jamais soupçonné l’existence, était grande ouverte.

Elle poussa un cri et se cacha sous les couvertures. Rien ne se passait. Du bout des doigts, elle pratiqua une petite ouverture entre les draps et regarda la porte. Elle ouvrait sur une sorte de grand placard éclairé de l’intérieur. Et ce placard ne contenait rien d’autre qu’un fauteuil confortable, pareil à tous ceux qui meublaient les diverses pièces de l’Arche.

Irène dégagea tout son visage, puis son buste, et s’assit. Elle n’était pas de tempérament à s’abandonner à la peur. Elle se demanda ce que signifiaient ce placard et ce siège. Quelqu’un était-il venu s’asseoir dans ce fauteuil pour la regarder dormir ? Mais alors, pourquoi se placer si loin et dans un placard ? Elle se décida à aller voir ça de plus près, alluma la grande lampe, se leva, et, se rendant compte que son pyjama, dérangé par les mouvements du sommeil, n’était peut-être pas très décent, enfila sa robe de chambre. Elle était pourtant seule dans sa chambre et trop simple pour être excessivement pudique, mais ce fauteuil vide était plus gênant qu’une présence.

Elle s’approcha doucement, la tête un peu penchée en avant, n’arrêta à deux pas de la porte, puis fit encore un pas, puis un autre. Alors, elle put distinguer une petite plaque de cuivre fixée en haut du dossier et sur laquelle deux mots étaient gravés. Elle dut s’approcher encore et se pencher davantage pour pouvoir les lire. C’était une simple invitation : « Asseyez-vous… » Elle eut envie de rire, elle se sentait amusée comme un enfant. Pourquoi pas, après tout ? Pourquoi ne pas s’asseoir ? Si on avait pris la peine de la faire venir dans cette Arche pour lui sauver la vie, « on » n’avait sûrement pas l’intention île lui jouer quelque mauvais tour. Irène se laissa aller à son rire, avec un petit bruit de gorge, et, carrément, pivota sur elle-même pour s’asseoir…

— Vous feriez peut-être mieux de mettre vos pantoufles, dit une voix qui venait de nulle part.

Irène sursauta, puis éclata tout à fait de rire. Elle courut à son lit, chaussa ses mules, courut au fauteuil et s’y laissa tomber. La porte, d’un coup, se ferma. Irène eut peur, voulut se dresser, mais le fauteuil se souleva et se mit à monter, l’emportant entre ses bras de cuir.

Il montait doucement, en tournoyant, semblait-il, avec des allées et venues, des glissades vives et d’autres plus lentes, comme une feuille morte qui s’en fût retournée vers sa branche. C’était agréable.

Enfin le fauteuil s’immobilisa, une porte s’ouvrit et Irène vit devant elle une petite pièce carrée, vivement éclairée, sans fenêtre. Assis derrière une table de bois blanc, un homme la regardait. Il était maigre, très brun, son visage était tourmenté et ses cheveux, ridiculement coupés comme ceux d’un garçonnet, dégageaient ses grandes oreilles et bordaient son front d’une petite frange.

Irène se leva, alla vers l’homme et lui demanda :

— Qui êtes-vous ?

— Et vous ? demanda Hono.

Irène fut un instant interloquée.

— Vous devez le savoir, dit-elle, puisque vous m’avez fait venir dans l’abri…

— Ce n’est pas moi, dit Hono. Celui qui vous a fait venir dans ce qu’il nomme l’Arche n’est pas ici en ce moment.

Il fit un geste vague de sa main droite et ajouta :

— Il a beaucoup à faire un peu partout… Ne pourriez-vous pas ôter vos lunettes ? Je n’aime pas les gens à lunettes, ni les gens à barbe. Vous pourriez peut-être aussi vous asseoir. Excusez-moi, je n’ai pas l’habitude d’être poli avec les femmes. Avec les hommes non plus, d’ailleurs.

Il eut l’air de vouloir se lever pour avancer un siège, mais Irène avait déjà tiré une chaise près du bureau et s’était assise.

— Je préfère garder mes lunettes, dit-elle, je tiens à vous voir…

— Je me demande, dit Hono, pourquoi il a introduit des porteurs de lunettes dans l’Arche. Est-ce qu’il tient à repeupler la Terre de myopes ? Un myope suffit pour ôter la vue à tout le genre humain…

— Qui êtes-vous ? demanda Irène. Qui a fait l’Arche ? Où sont les hommes ? Que se passe-t-il dehors ?

— Rien d’intéressant, dit Hono. Vraiment, vous me feriez grand plaisir en enlevant vos lunettes.

— Je veux bien, dit Irène, je vous ai assez vu.

Elle savait que ses lunettes lui allaient bien, qu’elles ne déformaient pas les traits de son visage, elle les avait bien choisies. Elles lui agrandissaient plutôt un peu les yeux. Elle les enleva puisqu’il avait l’air d’y tenir. D’un geste habituel, elle chercha à les ranger dans son sac. Elle se mit à rire parce qu’elle n’avait pas de sac.

— Vous riez trop, dit Hono. Je vous demande ce qu’il y a de drôle dans tout ça ?

Irène eut envie de répondre par une impertinence. Elle se contenta de s’appuyer fortement au dossier de sa chaise, les mains posées l’une sur l’autre sur ses cuisses, la main droite fermée autour de ses lunettes. Elle-même était maintenant enfermée dans le brouillard lumineux qui composait tout son monde visible dès qu’elle ôtait ses verres. Elle apercevait la silhouette du bureau, et le buste sombre et flou de l’homme. Mais au sommet de ce buste, son souvenir plantait l’étrange visage qui l’avait accueillie.

— Je voudrais savoir, dit la voix de l’homme, qui vous êtes, votre nom, d’où vous venez, vos parents, votre métier, vos idées, votre âge…

Il la retrouvait presque telle qu’il l’avait vue sur écran, avec le même regard vague, noyé d’un rêve dont il savait maintenant qu’il n’était que celui de la myopie.

— Et moi, je voudrais savoir, répondit Irène, si je suis obligée de vous répondre. On m’a déjà demandé des tas de choses semblables quand je suis entrée dans l’administration. Est-ce que vous êtes charge de constituer mon dossier ou est-ce que vous êtes simplement curieux ?

— Je me moque des dossiers, dit Hono, et j’ai horreur de la curiosité. Curieux de quoi ? Apprendre quoi ? On n’a jamais rien à apprendre, on n’entend que des mots qu’on a déjà entendus, que tout le monde a déjà entendus…

— Alors vous auriez mieux fait de me laisser dormir, dit Irène.

— Non, dit Hono. Dans votre cas, c’est simplement pour compléter l’idée que je me fais de vous. Je vous ai vue, ça ne me suffit pas. Je voudrais savoir un peu ce qu’il y a là-dedans, simplement me persuader que vous êtes aussi stupide que tout le monde…

— Assurément, dit Irène.

— Est-ce que vous êtes une des trois vierges dont a parlé M. Gé ? dit Hono.

— M. Gé, dit Irène, c’est lui qui nous a parlé ? C’est lui l’homme de l’Arche ? C’est son initiale ?

— Non, dit Hono, c’est son nom : G, é accent aigu.

— Quel drôle de nom, dit Irène. Quel genre d’homme est-ce ? Il est jeune ?

— Qu’est-ce que ça peut vous faire ? cria Hono en frappant sur la lubie. Vous n’avez pas encore répondu à une seule de mes questions.

— Oh ! dit Irène, lasse, demandez, demandez, je vous dirai tout ce que vous voudrez…

Mais alors il ne sut plus quelle question lui poser. Il avait une envie violente de tout savoir d’elle, et il se rendait compte maintenant que s’il lui demandait mille choses et qu’elle répondît à tout, il ne saurait encore rien de ce qu’il voulait savoir. Ce qu’il voulait savoir, cela s’apprenait peut-être avec des mots qui ne signifient rien, des chansons murmurées, des inclinaisons de tête, une main serrée, une joue contre une joue…

Cette dernière image lui parut tellement grotesque qu’il se leva et cria :

— Mettez vos lunettes ! Allez vous coucher !…

Le diable l’emporte
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